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En Turquie, “les élections ne seront désormais ni libres ni équitables”
by Frédéric Rohart / Photo credits: AFP
L'arrestation d'Ekrem Imamoglu est un coup qui pourrait être fatal à une démocratie déjà malade. La société civile turque se débat, tandis que la communauté internationale reste discrète.
Après l'arrestation du maire d'Istanbul Ekrem Imamoglu, mercredi dernier, le principal opposant du président Erdogan a été déféré à la prison de Silivri, dimanche. Ce séisme dans la vie politique turque a provoqué des manifestations de grande ampleur à travers le pays, où la société civile se débat contre un coup qui pourrait être fatal à une démocratie déjà malade. Depuis le début du mouvement, les autorités ont arrêté plus de 1.100 manifestants et journalistes.
"Avant, les élections étaient libres, mais pas équitables. En l'état, elles ne sont plus ni libres, ni équitables", résume Demir Murat Seyrek, professeur adjoint à la Brussels School of Governance de la VUB. Mais par contraste aux protestations de la rue, les réactions officielles hors de la Turquie restent souvent très mesurées. Ceci explique en partie cela : le contexte international est largement mobilisé pour expliquer ce raidissement du régime.
International: Erdogan a les coudées franches
Recep Tayyip Erdogan, en fonction depuis 12 ans, conduit depuis des années son pays sur un chemin plus autoritaire: avec cette arrestation, il apparaît avoir franchi un cap dans un contexte international qui semble lui laisser les mains entièrement libres. La Turquie est la deuxième plus grande armée de l’Otan: à l’heure où l’Union européenne tente de se réarmer au pas de charge pour contrer la menace russe, Ankara a pu faire le calcul qu’elle n’aura pas beaucoup d’énergie politique à mettre dans une réprobation.
Surtout, Erdogan profite du virage autoritaire qu’imprime Donald Trump aux États-Unis, accumulant les décisions prises au mépris de la séparation des pouvoirs. "Il est évident que l’état de la démocratie dans d’autres pays est désormais le cadet des soucis des États-Unis", observe Demir Murat Seyrek. "Le gouvernement turc a pu voir cela comme une opportunité. Ils ont pu penser que le moment était idéal parce que l’Occident ne réagirait pas comme il aurait réagi dans d’autres circonstances."
La réaction de l’Union européenne reste à ce stade très mesurée: l’arrestation d’Imamoglu et de manifestants "soulève la question de l'adhésion de la Turquie à sa longue tradition démocratique", a sobrement indiqué la Commission, lundi. En plein recentrage stratégique, l’Union ménage tout partenaire susceptible de l’appuyer, et Erdogan semble en être. Il a d'ailleurs participé vendredi à une réunion avec les dirigeants de l'Union et quelques alliés dépeints comme "like-minded" au sujet de la défense de l'Ukraine et la construction de la défense européenne.
Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y aura pas de conséquences sur la relation entre Bruxelles et Ankara. "La Turquie espère une modernisation de l’accord sur l’union douanière et veut avoir une vraie place dans la future structure de la défense européenne… Dans les circonstances actuelles, de telles avancées n’auront pas lieu, c’est certain", estime encore Murat Seyrek.
Allégations anonymes
À trois ans de l'élection présidentielle de 2028, l’arrestation d’Erkem Imamoglu s’inscrit dans un climat politique très défavorable au gouvernement d’Erdogan, alors que la forte inflation que vit le pays depuis plusieurs années a alimenté la colère contre le parti au pouvoir. Le dernier grand rendez-vous électoral turc avait été un désaveu pour son parti l’AKP (Parti de la Justice et du Développement), en même temps qu’une victoire pour le premier parti de l’opposition, le CHP (Parti républicain du Peuple), qui était arrivé en tête avec 38% des voix.
Élu à trois reprises maire d'Istanbul, une ville de plus de 16 millions d'habitants, Imamoglu s’est donc vu coup sur coup accusé de fraude pour l’obtention de son diplôme universitaire (nécessaire pour se porter candidat à l’élection présidentielle), et arrêté pour corruption. "Il n’y a rien de tangible: l’essentiel sont des allégations anonymes, ce qui ne peut pas être une base pour accuser quelqu’un de corruption", assure le professeur adjoint à la VUB, après avoir lu les 120 pages d’accusations contre le maire et consulté des avis de juristes.
"Quand bien même les accusations de corruption étaient fondées, le pouvoir est discrédité parce qu’il a déjà une réputation d’oppression", observe de son côté Bayram Balci, ingénieur de recherche à Sciences Po (Paris). "S’il recule, il se désavoue, s’il ne recule pas, la population ne va pas se calmer."
Mais comme l'explique Demir Murat Seyrek, l'arrestation d'Imamoglu s'inscrit dans "une séquence que le pouvoir a construit". Le pays a connu de nombreuses arrestations de dirigeants locaux d'opposition, remplacés par des administrateurs nommés par le gouvernement. "Et il y a des dizaines de milliers d’autres attaques contre des municipalités dirigées par l’opposition", souligne-t-il. En ce compris à l'encontre du maire d'Ankara, Mansur Yavas, une autre des trois figures majeures – et présidentiables – du principal parti d'opposition, avec son président Özgür Özel. "Si cette enquête aboutit à également retirer le maire d’Ankara de la course, on entrera encore dans un autre niveau: ça signifierait que le pouvoir évince vraiment toutes les figures d’opposition, tous les candidats potentiels", souligne Demir Murat Seyrek.
Une mobilisation qui ne faiblit pas
Dans les rues, la mobilisation ne faiblit pas, et est signalée dans 55 des 81 provinces du pays. Elle est d’autant plus remarquable qu’elle n’est pas autorisée, souligne Bayram Balci. "Cette affaire va probablement être contre-productive pour le pouvoir", estime-t-il. "Les autorités ne permettent pas les manifestations, mais les gens continuent de descendre dans les rues, ça devient difficile à contenir." L’ampleur de la contestation aura pu se mesurer au nombre de personnes qui ont participé dimanche à la primaire du CHP, souligne de son côté Demir Murat Seyrek: "Au total plus de 15 millions de personnes ont fait le déplacement, c’est plus que le nombre d’électeurs de l’AKP aux dernières élections municipales. On a vu par endroits des files de plusieurs kilomètres de gens qui étaient là juste pour montrer qu’ils réagissaient."
The original interview is available here: https://www.lecho.be/dossier/turquie/en-turquie-les-elections-ne-seront-desormais-ni-libres-ni-equitables/10599509.html
