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Un second tour se dessine pour l’élection présidentielle en Turquie

14 May 2023

Please note, the article is in French.

 

Le Devoir, 14 May 2023

by Jean-Louis Bordeleau et Zacharie Goudreault (avec l'Agence France-Presse)/ Photo credits: Khalil Hamra Associated Press

Le suspense en Turquie se poursuivra vraisemblablement encore deux semaines. Le président sortant, Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis deux décennies, était au coude-à-coude dimanche soir dans les intentions de vote face à son principal rival social-démocrate, Kemal Kiliçdaroglu, plus fort que jamais au moment où se tiennent au pays des élections jugées cruciales.

Les électeurs turcs — au nombre de 64 millions — se sont présentés en masse pour élire leur président. Plusieurs heures après la fermeture des bureaux de vote partout au pays, personne ne pouvait prédire l’issue de ce scrutin pivot dans l’histoire moderne de la Turquie.

Les Turcs devaient ainsi choisir entre un président au pouvoir depuis vingt ans et empruntant une direction autoritaire et un aspirant président à la tête d’une coalition de six partis.

« Nous ne savons pas encore si l’élection est terminée avec ce premier tour, mais si le peuple nous emmène au second tour, nous le respecterons », a déclaré tard dans la nuit le président sortant, depuis le balcon du quartier général de son parti. Il a également revendiqué la « majorité » des sièges pour son camp au parlement. Le vainqueur doit obtenir une majorité de 50 % des voix plus une, sous peine d’un deuxième tour le 28 mai. Ce scénario, qui représenterait une première au pays, semblait fort probable tard dimanche soir, en Turquie.

Au moment où ces lignes étaient écrites, les données de l’agence Anadolu, avec plus de 97 % des urnes dépouillées, accordaient 49,35 % des voix à Recep Tayyip Erdogan, tandis que son principal rival récoltait 44,97 % des suffrages. Un troisième candidat, Sinan Ogan, est lui crédité d’environ 5 % des voix.

« Le fait qu’on aille au deuxième tour, ça va prouver que, pour la première fois, le leadership d’Erdogan est défié par presque la moitié de la population », souligne ainsi Sami Aoun, professeur émérite de sciences politiques à l’Université de Sherbrooke. Il s’agirait du premier second tour à une élection présidentielle en Turquie en cent ans d’existence, précise-t-il.

À l’instar du président sortant, Kemal Kiliçdaroglu a aussi promis la victoire à ses électeurs, dans le cadre d’un discours tenu au milieu de la nuit à Ankara. « Si notre nation demande un second tour, nous l’acceptons volontiers. Et nous allons absolument gagner ce second tour », a-t-il déclaré, entouré des représentants des six partis de sa coalition. Plus tôt en journée, le maire d’Istanbul et membre de la coalition, Ekrem Imamoglu, avait critiqué l’agence de presse d’État Anadolu, l’accusant de manipuler le décompte des voix.

Le parti au pouvoir en revanche s’est défendu : « En dépit d’erreurs, le système fonctionne. Accuser les institutions en mode panique n’a aucun sens », a estimé l’un de ses représentants, Ali Ihan Yavuz.

Soupçons de manipulations, mais pas de preuves

La commission électorale, gardée sous haute surveillance de la police, n’a pas signalé à ce stade d’incident de fraude électorale.

Néanmoins, ces fraudes potentielles « préoccupent tout le monde des deux côtés », affirme le professeur au Département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal et spécialiste de la Turquie Stefan Winter. Par exemple, aux dernières élections municipales de 2019, le parti d’opposition avait gagné la mairie d’Istanbul pour la première fois depuis des années. Erdogan avait crié à la fraude et, un nouveau scrutin plus tard, il avait remporté les élections.

« On croit vite aux théories du complot, ici » parce que la plupart des médias sont contrôlés par le gouvernement, relève l’expert. « Donc oui, les gens sont nerveux », même si, pour l’instant, « on n’a rien entendu » qui viendrait confirmer ces soupçons de fraude électorale.

Kemal Kiliçdaroglu mise beaucoup sur cette transparence démocratique pour son élection. « La démocratie nous a manqué », a déclaré le social-démocrate, tout sourire, au moment de déposer son bulletin à Ankara. « Vous verrez, le printemps va revenir dans ce pays, si Dieu le veut, et il durera pour toujours », a-t-il ajouté en reprenant un de ses slogans de campagne.

Ainsi, après plusieurs défaites successives dans les dernières années, Kemal Kiliçdaroglu a réussi, en menant « une campagne très propre », à « impressionner beaucoup de monde, en particulier les jeunes », même si le président « demeure extrêmement populaire », à l’extérieur des grands centres, remarque Stefan Winter.

La Turquie à la croisée des chemins

Un changement de cap dans ce grand pays musulman, mais laïque, serait d’ailleurs bien perçu par la plupart des partenaires occidentaux de la Turquie. Ce pays membre de l’OTAN jouit d’une position unique entre Europe et Moyen-Orient, et est un acteur diplomatique majeur.

Le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken, a récemment qualifié d’« allié difficile » la Turquie d’Erdogan. Le président turc, que certains comparent à un sultan, a refusé d’appliquer les sanctions occidentales contre la Russie et limite, année après année, la liberté de presse dans son pays.

« Il a fermé des journaux critiques à son endroit. Il a forcé beaucoup de personnes à l’exil. Au point où aujourd’hui, la Turquie, avec la Chine, est un des pires pays pour la liberté d’expression », observe Magnus Norell, chercheur adjoint au Washington Institute et conseiller politique principal au Fonds européen pour la démocratie, basé à Bruxelles.

Face à lui, le candidat de l’opposition jouit d’une certaine virginité politique qui le rend difficile à saisir.

Kiliçdaroglu a fait une entrée tardive en politique active, dans la cinquantaine. Il a été élu une première fois en 2002, date d’entrée d’Erdogan au pouvoir en tant que député d’Istanbul. L’un de ses plus hauts faits d’armes en carrière est d’avoir siégé à la tête de la sécurité sociale turque.

Il a d’ailleurs fait de la bienveillance un thème de campagne porteur. Les deux mains en forme de coeur constituent sa marque de commerce. On peut le voir dans une de ses vidéos de campagne, dans sa cuisine, toute simple, parler de la hausse du prix des oignons, devenue un symbole du mécontentement populaire dans ce pays. Rien qu’en 2022, son prix au kilo a été multiplié par six, avec un effet dévastateur sur le budget des ménages.

« Depuis cinq ans, depuis que la monnaie a dégringolé et qu’il y a un problème d’inflation dans le pays, il y a de plus en plus de gens dans la population qui n’arrivent pas à acheter des épices et leur épicerie de base », note Stefan Winter. Un contexte économique difficile qui a contribué à la montée en popularité de l’opposition, analyse-t-il.

« Les dix premières années du président Erdogan ont été marquées par un développement économique fulgurant, très positif, que tout le monde reconnaît aujourd’hui, et une ouverture politique, une nouvelle vague de démocratisation après des régimes dominés par les militaires. Et puis, ça a commencé à changer après dix ans, et c’est devenu vraiment critique depuis cinq ans » en raison du contexte économique difficile, explique-t-il.

Le tremblement de terre majeur survenu en février au pays a par ailleurs mis en lumière les problèmes de corruption dans le pays, où le gouvernement a toléré la construction de bâtiments ne respectant pas les normes de sécurité du pays, ajoute M. Winter. « Tous ces facteurs expliquent pourquoi on a une élection aussi serrée maintenant », résume Magnus Norell.

Ainsi, quelques mois après ces secousses mortelles en Turquie, un tremblement de terre politique pourrait bien secouer le pays. Selon toute vraisemblance, il faudra attendre encore deux semaines avant de savoir si ce bouleversement aura bel et bien lieu.

Chose certaine, « cette élection est vraiment cruciale, remarque Magnus Norell. Elle va décider quel chemin la Turquie va suivre. Et ça va avoir un effet sur les pays voisins de façon importante ».

 

The original article is available here: https://www.ledevoir.com/monde/moyen-orient/791037/elections-en-turquie-forte-mobilisation-un-scrutin-perilleux-pour-erdogan

Note: "Fondation Européen pour la Démocratie" (European Foundation for Democracy) instead of "Fonds européen pour la démocratie".